Tous les Syriens éduqués fuient vers l’Europe

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LE MONDE | 19.10.2015 à 11h33 • Mis à jour le 19.10.2015 à 11h35 Benjamin Barthe (Beyrouth, correspondant) http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/10/19/tous-les-syriens-eduques-fuient-vers-l-europe_

Zoya Bostan, journaliste originaire de Damas, s’est installée à Gaziantep avec sa famille il y a deux ans.Quand Mohamed Abdelaziz est revenu à Gaziantep au début du mois de septembre, après trois mois passés à Istanbul, ce jeune Syrien, documentariste et apprenti écrivain, a plongé dans une violente déprime. Quelques pas dans le quartier des ONG, un détour par un café tenu par un compatriote et une série de coups de téléphone sans succès l’ont convaincu que la plupart de ses connaissances avaient quitté la ville pendant l’été.

Comme des dizaines de milliers d’autres réfugiés qui s’étaient installés dans cette métropole du sud de la Turquie, située à une cinquantaine de kilomètres de la frontière syrienne, ses amis et ses collègues ont presque tous pris le chemin de l’Europe. « Je ne reconnais plus un seul visage dans la rue, dit Mohamed. C’est un désastre. Tous les gens éduqués sont en train de fuir. Ce qu’il va rester, ce sont soit les gens qui n’ont pas les moyens de changer les choses autour d’eux, soit ceux qui ne connaissent que la guerre. »

Cet exode, Mohamed le comprend. Depuis Gaziantep, arrière-cour du gouvernorat d’Alep, où il réside depuis deux ans, ce natif d’Homs, âgé de 27 ans, le regard fiévreux sous une cascade de boucles brunes, a vu ses frères d’exil perdre peu à peu l’espoir. Ceux qui pensaient pouvoir s’accommoder des barils d’explosifs balancés par les hélicoptères du régime ont été dissuadés de rentrer au pays par l’expansion des djihadistes de l’organisation Etat islamique (EI). L’annonce en juillet, par le président turc Recep Tayyip Erdogan de la prochaine création d’une zone protégée, dans le nord de la Syrie, n’a trompé personne, tant ce projet, embourbé dans des bisbilles américano-turques, paraît mort-né.

« Aucune solution en vue »

Gaziantep accueille de nombreux réfugiés syriens.« Il n’y a aucune solution en vue, pas de plan susceptible de réunir la majorité de la population, dit Mohamed. La guerre va continuer. Il est illusoire d’imaginer rentrer en Syrie avant les cinq prochaines années. » Mais lui restera en Turquie. En tout cas pour l’instant. Même s’il a le profil type du candidat à l’émigration, le rêve allemand qui propulse ses congénères sur la route de Berlin ou de Munich le laisse profondément sceptique. « La vie ici n’est pas si mauvaise », confie-t-il à la terrasse d’un snack qui sert des mana’ish, la pizza des Levantins.

« Il n’y a aucune solution en vue. La guerre va continuer. Il est illusoire d’imaginer rentrer en Syrie avant les cinq prochaines années », estime Mohamed Abdelaziz, réfugié syrien

Iyad partage le même point de vue. La trentaine, cet ingénieur informatique originaire de Damas mais qui a grandi à l’étranger, fait partie de ces classes moyennes syriennes qui arpentent les routes de l’Europe centrale, à la recherche d’une brèche dans la forteresse Schengen. Ce qui le retient de les rejoindre, c’est le centre de formation qu’il a créé en 2013, Afaq (« horizons », en arabe), avec l’aide d’hommes d’affaires de la diaspora. Une académie implantée non seulement à Gaziantep, mais aussi dans les provinces du nord de la Syrie et même la banlieue de Damas, où l’on inculque aux chefs des groupes armés syriens les rudiments du droit de la guerre, les principes de base de la justice et quelques notions de finances publiques.

« 90 % de mes amis réfugiés en Turquie sont partis, témoigne Iyad, qui vit à cheval sur Gaziantep et Idlib, une ville sous le contrôle de l’insurrection, dans le nord-ouest de la Syrie. Ils travaillaient dans des ONG humanitaires ou pour le gouvernement intérimaire [la structure gouvernementale en exil, mise en place par l’opposition syrienne]. Moins il y aura de civils actifs sur le terrain, moins il y aura de solution et d’avenir pour la Syrie. » « C’est triste tous ces gens qui fuient vers l’Europe, renchérit Ahmed Mohamed, un militant des premières heures de la révolution. C’est vrai que la vie est difficile en Turquie. Je comprends qu’ils veuillent trouver une meilleure situation, un endroit où ils pourront valoriser leurs diplômes. Mais, dans les faits, ils laissent tomber leur pays. »

Isolement

Ahmed Mohamed travaille pour le compte d’une ONG de défense des droits de l’homme.Ahmed, 23 ans, porte la trace de son implication dans le soulèvement anti-Assad sur le visage. Ses deux dents de devant sont brisées. Un legs de sa chute du deuxième étage d’un bâtiment de l’université d’Alep, d’où des chabbiha (hommes de main du régime) l’ont jeté, en février 2012, lors de la répression d’une manifestation anti-Assad. Arrivé en janvier 2014 à Gaziantep, le jeune homme au sourire timide continue de faire des sauts de l’autre côté de la frontière, pour le compte de l’Institut syrien, une ONG de défense des droits de l’homme. « On s’accroche à notre mission, confie Saïd Eïdo, le responsable des relations publiques. Beaucoup de mes amis m’ont proposé de m’aider à obtenir une carte de résidence au Canada. Mais j’ai refusé. La Syrie a besoin d’être défendue. Cette tragédie se terminera bien un jour. »

Zoya Bostan n’est pas certaine de tenir tout le temps qu’il faudra. Cette ex-présentatrice vedette de la télévision publique vit avec son mari, Ali Safar, un ancien réalisateur de télé, et leurs deux enfants, dans un immeuble de standing de la périphérie de Gaziantep. Le harcèlement de la police politique, qui les soupçonnait non sans raison de sympathies révolutionnaires, a poussé ces deux esprits libres à s’exiler en 2013. Recruté par les médias de l’opposition, qui ont fait de la Turquie leur base arrière, le couple s’est investi dans ce nouveau travail à corps perdu, pour oublier la douceur de sa vie d’avant. La quasi-certitude qu’ils cesseraient d’œuvrer pour la révolution s’ils émigraient en Europe les empêche pour l’instant de franchir ce pas. « Je pense que dans quatre-cinq mois, beaucoup de Syriens arrivés en Allemagne vont déchanter », souffle Zoya.

« On s’accroche à notre mission, confie Saïd Eïdo, le responsable des relations publiques de l'Institut syrien, une ONG de défense des droits de l’homme. . Beaucoup de mes amis m’ont proposé de m’aider à obtenir une carte de résidence au Canada. Mais j’ai refusé. La Syrie a besoin d’être défendue. »Mais l’idée du départ la taraude. « Comme tous les parents syriens, on y pense », lâche-t-elle en regardant sa fille de 13 ans, qui est la seule non-voilée de sa classe. En bons produits de l’intelligentsia damascène, elle et son mari ne se reconnaissent pas dans la communauté syrienne de Gaziantep, très imprégnée du conservatisme social et religieux d’Alep. « On se sent très isolé », confesse Zoya. Les jours où la nostalgie l’envahit, elle s’en va déambuler à Istanbul, « cette grande Damas », dont elle apprécie le mélange de moderne et d’ancien et les habitants, « aussi chaleureux et en colère que nous ».

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